Les « apprenants empêchés » du confinement

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Alors que l'injonction à "profiter du confinement pour se former" est de mise dans le monde de l'entreprise, la réalité est un peu plus complexe que cela.

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Article écrit par Pauline Rochart, spécialiste du futur du travail et des organisations 

Si vous ne travaillez ni à l’hôpital, ni dans les transports, ni dans la grande distribution, il y a de grandes chances que votre confinement rime avec télétravail. Passé le choc des premières annonces, vous avez peut-être secrètement espéré profiter de cette situation pour lire l’intégralité de la « Recherche du temps perdu » de Proust ou visionner enfin des films de la nouvelle vague…Spoil : non. J+43 et vous n’avez toujours pas ouvert une page de ce roman qui trône sur votre table de chevet. Cette injonction à « profiter de ce temps suspendu pour se cultiver » n’est pas l’apanage des écrivains qui nous partagent leurs journaux de confinement. Elle est aussi largement partagée dans le monde de l’entreprise. Puisque le rythme de l’activité diminue, certains RH ou managers invitent leurs collaborateurs à …se former ! Et oui, pardi, nous aurions enfin du temps pour terminer ce MOOC commencé il y a 6 mois…C’est en réalité un peu plus complexe que cela.

Une situation de « télétravail contraint »

Pour les 30%[i] d’actifs qui continuent de travailler depuis chez eux, la situation revêt un caractère exceptionnel. Tous n’étaient pas habitués au télétravail, ils y étaient encore moins préparés. Il faut donc s’adapter en temps réel et les ajustements se font parfois dans la douleur. Certaines entreprises répliquent le pire du présentéisme, mais à distance. Les collaborateurs se retrouvent sur-sollicités par des réunions en ligne, d’autres se sentent obligés de prouver qu’ils travaillent, d’autres paniquent face à l’usage d’outils nouveaux… Bref, s’il fallait encore prouver que le télétravail est une démarche qui s’anticipe et s’accompagne, on n’aurait pas rêvé meilleur cas pratique. C’est exactement pareil pour les démarches d’auto-formation.

L’auto-formation est une pratique de plus en plus valorisée et accessible grâce au numérique. Un collaborateur qui se forme en assistant à des conférences, en lisant ou en suivant des cours en ligne fait preuve de son engagement et de sa curiosité. Pour autant, l’auto-formation n’est pas innée chez tout le monde. Cela s’apprend et ça s’accompagne. Alors si on ajoute à cela, des contraintes extrinsèques à l’entreprise comme, au hasard – une crise sanitaire mondiale – cela se complique.

En effet, les salariés actuellement en télétravail ne jouissent pas des conditions idéales. Compliqué de se concentrer sur le boulot quand on angoisse pour un proche malade, quand il faut gérer des enfants en bas-âge ou s’improviser prof de CM1, ou encore quand on ne dispose pas d’espace pour s’isoler… En cette période exceptionnelle, les freins au télétravail sont démultipliés.

« Les salariés actuellement en télétravail doivent gérer leur vie familiale et continuer de montrer qu’ils assurent au boulot. Or, recevoir deux pressions contraires voire incompatibles entre elles, c’est le propre de l’injonction contradictoire », Emma Pitzalis

L’injonction contradictoire génère de l’anxiété  

Inviter ses salariés à se former pendant cette période part d’une bonne intention : à première vue, cela parait logique, le rythme d’activité des entreprises diminue, les collaborateurs auraient donc plus de temps devant eux. L’Etat lui-même encourage le développement des compétences pendant cette période : les coûts de formation des salariés en chômage partiel seront pris en charge à 100%.

Pour autant, dans la réalité, beaucoup de collaborateurs reçoivent cette invitation à se former comme une injonction contradictoire. « Les salariés actuellement en télétravail doivent gérer leur vie familiale et continuer de montrer qu’ils assurent au boulot. Or, recevoir deux pressions contraires voire incompatibles entre elles, c’est le propre de l’injonction contradictoire », rappelle Emma Pitzalis, psychologue et consultante chez Stimulus.

Si le salarié se dit « je devrais profiter de ce temps pour me former » mais qu’il peine à y arriver compte tenu des contraintes du confinement, cela génère une perte d’énergie et un sentiment de culpabilité dont il est difficile de se départir.

Beaucoup d’entreprises poussent actuellement des programmes de formation en ligne aux salariés sans leur donner de consigne claire, ni de cadre. Or c’est précisément ce qui peut générer de l’anxiété, « la pression que ressent l’individu émerge du flou de la consigne » précise Emma Pitzalis. Inviter à se former, c’est bien, expliquer pour quoi et dans quel but, c’est mieux. « D’autant que les collaborateurs particulièrement perfectionnistes ou engagés pourraient avoir tendance à prendre le relais de l’injonction » alerte Emma Pitzalis. En effet, si le salarié se dit « je devrais profiter de ce temps pour me former » mais qu’il peine à y arriver compte tenu des contraintes du confinement, cela génère une perte d’énergie et un sentiment de culpabilité dont il est difficile de se départir. Le rôle du manager est là aussi déterminant. Le N+1 va-t-il reprendre à son compte l’injonction du RH ? Ou, au contraire, temporiser et tenir compte des situations individuelles de ses collaborateurs ? Les compétences managériales sont aussi particulièrement mises à l’épreuve pendant ce confinement.   

Comment encourager l’autoformation sans pression ?

Dès lors, comment aider les salariés qui le peuvent à se former tout en tenant compte du caractère exceptionnel de la situation ?

« Encore plus aujourd’hui, il ne faut pas inscrire la formation dans une démarche d’évaluation ou de notation mais dans une logique de partage », Emma Pitzalis

De son côté, l’entreprise dispose de plusieurs leviers :

*Clarifier la demande et donner du sens : « plus l’employeur donnera une direction, plus cela aidera les collaborateurs à se mettre en mouvement » rappelle Emma Pitzalis. Si on invite les salariés à renforcer leur anglais, il est utile de rappeler le contexte business dans lequel cela s’inscrit. Basique mais essentiel.

*Faire une pré-sélection pour guider les salariés : la formation c’est comme le théâtre : plus il y a d’offre, moins on y va. La pléthore de contenus peut générer un sentiment d’inertie : que choisir et comment ?

*Ouvrir des espaces de discussion : « encore plus aujourd’hui, il ne faut pas inscrire la formation dans une démarche d’évaluation ou de notation mais dans une logique de partage » rappelle Emma Pitzalis. Se fixer des rendez-vous réguliers pour partager sur les contenus qu’on a visionnés reste une bonne idée en cette période de confinement. Cela a un double avantage : cela consolide les apprentissages et cela participe d’une récompense sociale.

Du point de vue du collaborateur, quelques conseils peuvent être utiles :  

*Avoir de l’indulgence pour soi-même : cette période peut être anxiogène à plusieurs niveaux. Si on n’arrive pas à se concentrer sur un MOOC ou à se plonger dans un essai pendant la sieste du petit dernier, tant pis, on décompresse et on ouvre la discussion avec son manager.

*Se fixer un cadre : pour certains, le fait de se fixer un cadre strict peut aider. C’est ce qu’on appelle « se faire une injonction paradoxale concurrente » souligne Emma Pitzalis. Par exemple, on se dit qu’entre 10h et 12h, on ne fait rien d’autre que visionner ce module sur le changement. Comme en créativité, la contrainte est source d’inspiration, ici, la limite sert l’intention et fixe l’attention.  

Encourager les collaborateurs à se former et à nourrir leur curiosité est toujours une bonne idée. Pour autant, il ne faut pas le faire n’importe quand ni n’importe comment. Pendant le confinement, le cadre et la demande doivent être encore plus clairs qu’en temps normal. Si on veut profiter de cette période pour construire ou consolider des relations de confiance dans le cadre du travail, misons sur le sens et le dialogue. Cela ne sera pas du temps perdu, n’en déplaise à Proust.


[i] D’après une enquête réalisée pour la Fondation Jean Jaurès, parmi les 64% d’actifs qui continuent de travailler, on compte 30% d’actifs en télétravail. 34% continuent de travailler en se rendant sur le lieu de travail habituel malgré le confinement. Les 36% restant sont en chômage partiel, en congés maladie ou mis en congés.


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