Le marché de la formation va-t-il vivre ce qu’a vécu le secteur des médias ?

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SEP-GRIS-EXTRAIT

"La belle époque des médias, c’est fini. En tout cas, une page se tourne. Tirages papiers en baisse, prix payé par les annonceurs en baisse, nombre de journalistes dans la rédaction en baisse. La seule hausse ? Celle des fake news virales et de la dépendance aux Gafas. Venons-en à nos moutons : la formation (…)

SEP-GRIS-EXTRAIT

Article écrit par Antoine Amiel, Cofondateur de LearnAssembly, et initialement publié page 40 dans le MagRH n°4

Qu’elle était belle cette époque regrettée par les journalistes et les rédacteurs en chef qui ont connu la grande période du print et de la télévision ! Voici en gros ce que ressentent de nombreux journalistes qui ont vécu l’avant et l’après Google. “On avait pas autant la pression pour produire. On écrivait deux ou trois papiers par mois, on avait le temps d’aller sur le terrain, le reportage d’investigation était valorisé. La parole du journaliste valait quelque chose et la concurrence entre les titres moins forte. Il y avait une conférence de presse politique toutes les deux semaines, alors que maintenant avec Twitter… Le rythme n’était pas aussi effréné. Aujourd’hui, on me demande de pondre un article par jour optimisé pour le référencement, si possible court pour être “snackable” ; je dois trouver des titres commençant par “ les huit choses à savoir “ou les douzes trucs et astuces sur”. Je suis obligé de me mettre à genoux devant Google News et Apple News qui font la pluie et le beau temps sur mon trafic. Je n’ai même plus le temps de vérifier toutes mes informations. Je dois à la fois écrire, faire de la vidéo, des podcasts. Et dans certaines rédactions, on recrute des rédacteurs sans cartes de presse pour les payer moins cher et aller plus vite. C’est dur d’être journaliste à l’heure du numérique”.

Bref, la belle époque des médias, c’est fini. En tout cas, une page se tourne. Tirages papiers en baisse, prix payé par les annonceurs en baisse, nombre de journalistes dans la rédaction en baisse. La seule hausse ? Celle des fake news virales et de la dépendance aux Gafas. Venons-en à nos moutons : la formation pourrait-elle suivre la même trajectoire que le secteur des médias ?

Commençons par établir quelques parallèles. Le premier point commun entre les deux secteurs est l’importance de la légitimité, de la parole crédible, de la médiation. Le journaliste, comme le formateur, sont censés tirer leur pertinence d’une somme d’expériences de terrain qui leur confère leur légitimité à transmettre, orienter, bref à s’exprimer. Bien sûr, les bons formateurs comme les bons journalistes ne prétendent pas détenir la vérité absolue : ils apportent une expertise, une prise de recul, un angle, qui aident le lecteur/apprenant à évoluer, à s’approprier les informations. Le formateur comme le journaliste ont un angle.

Le deuxième parallèle touche aux business models. Pendant longtemps, les médias ont reposé sur un double business model : vente des tirages papiers pour la presse et vente de publicité à des annonceurs. La faible concurrence associée à la qualité de l’information proposée les rendaient incontournables. Mais avec l’explosion des blogs, de Google, des réseaux sociaux, bref du numérique, la parole a explosé. Tout le monde peut désormais créer, partager, produire, s’exprimer. La concurrence s’est donc considérablement accrue, mettant à mal le monopole de l’information que détenaient les médias. Les annonceurs peuvent désormais mettre en concurrence tous les médias et négocier des prix à la baisse. Sur le marché de la formation, le digital a permis une explosion des contenus, proposés sur des places de marché comme Udemy, des plateformes de Moocs comme Coursera, mais aussi en présentiel. Les grands organismes de formation n’ont plus du tout le monopole de la formation légitime et se voient concurrencés de tous côtés par des indépendants, des startups, des consultants.

Un troisième enjeu utile à titre de comparaison entre les deux secteurs est le rôle de la marque. Les médias ont longtemps cru que la marque du média (Le Monde, The Washington Post etc…) étaient des marques suffisamment robustes pour fidéliser leur audience. Hélas, cette croyance leur a fait du mal. Non seulement les lecteurs sont bien plus zappeurs qu’avant avec le digital, mais en plus leur fidélité va au moins autant à des journalistes précis, des rubricards, qu’au média lui-même. A titre personnel, je suis un certain nombre de journalistes dont j’apprécie l’excellence et la rigueur. S’ils quittent un média pour un autre, je les suivrai. Leur média n’est pour moi bien souvent qu’une coquille qui les héberge. Les médias ont encouragé eux-mêmes cette tendance en offrant des blogs, des tribunes régulières à des stars du journalisme dans une sorte de “mercato” des journalistes. Le numérique accentue la tendance au “personal branding” : un média qui perd un éditorialiste star perd par la même occasion son audience. Si John Oliver quittait HBO pour CNN, son audience suivrait avec lui. En formation, la désintermédiation a renforcé le pouvoir de négociation des formateurs sachant tirer parti du numérique : ils n’ont plus besoin d’intermédiaires, les organismes de formation, dont la valeur ajoutée se réduit car leur proposition de valeur est assez faible.

L’évolution du marché des médias est aussi caractérisée par l’apparition des médias de marque, ou media corporate. Air France, Coca Cola, Mc Kinsey : toutes ces entreprises produisent bien plus que des blogs. Ce sont de véritables médias qui sont déployés, dans une logique de “brand content”. La concurrence indirecte des marques est d’autant plus forte que la gratuité y est quasiment systématiquement de mise. Dans le domaine de la formation, lire un bon article de blog, un livre blanc intelligent ou assister à une conférence est parfois bien plus intéressant que le nième article d’un média éloigné du terrain sur “les 5 bonnes pratiques du blended learning” ou “La formation à l’heure du digital”. Ainsi, de nombreux produits de substitution se développent.

Un autre parallèle, le rôle de plus en plus central des Gafas dans le secteur. Youtube est d’ores et déjà la plateforme numéro 1 au monde d’auto-formation. Google propose aussi ses certifications comme Google Digital Active. Microsoft n’est pas en reste avec son offre de cours en ligne sur Edx, mais aussi Linkedin Learning. Apple se moque de la formation – pour l’instant. Et Amazon a investi dans le sujet mais a d’autres priorités. Plus généralement, les éditeurs de solutions numériques américains utilisent la formation comme un levier de soft power. Hubspot et Salesforce, leaders du marché du CRM et du marketing automation proposent des centaines de vidéos pédagogiques, templates, articles, véritables mines d’or pour les professionnels du secteur. Les Gafas ont, grâce aux données qu’ils collectent, une capacité à intermédier le marché et s’approprier une part croissante du gâteau, comme dans le monde de la publicité. La publicité dite programmatique, c’est-à-dire automatisée, se développe de plus, au profit des éditeurs technologiques.

Dernier parallèle, l’évolution des métiers et des postures. Qu’est-ce qu’être journaliste aujourd’hui ? Quel rapport entre un reporter d’investigation du New York Times, un rédacteur de Buzzfeed, un rubricard de l’Argus de l’assurance, un podcasteur professionnel et un JRI chez BFMTV ? Le journaliste, comme le formateur et plus généralement l’enseignant, perdent en légitimité. Leur parole est critiquée, mise en doute, pour des raisons parfois justifiées et parfois instrumentalisées. La remise en question saine d’un secteur qui doit se réinventer est devenue parfois un doute stérile et agressif, qui risque de nous ramener à l’âge de pierre si nous jetons le bébé avec l’eau du bain. Même combat en formation : sous prétexte de vouloir moins de descendant”, de formation “à la papa”, on digitalise à tout-va pour finir par n’avoir que des contenus digitaux finalement assez médiocres, qu’il faut mettre à jour et que personne ne consulte. Remettre en question les professeurs et les formateurs ne signifie pas les supprimer : nous souffrons aujourd’hui du fait que trop de journalistes sont mal payés, fatigués, peu soutenus, ce qui en ricochet décrédibilise ainsi leur profession, faute de moyens, de temps, mais aussi faute d’avoir su se remettre en question à temps. Le conservatisme de certains journalistes vieille génération m’a toujours sidéré. Celui des formateurs, aussi… A trop s’arquebouter, ils risquent d’y laisser des plumes.

Pour conclure, qu’a entraîné l’arrivée des plateformes numériques dans le paysage des médias ? Une baisse de revenus de nombreux médias généralistes. Une gratuité qui a vidé les rédactions et tiré vers le bas la qualité du contenu. Le déplacement de la chaîne de valeur du contenu vers la data. Puis, un retour progressif du paywall et des formules d’abonnement. Enfin, un retour à des contenus de qualité, plus fouillés mais sans business model.

La grande différence entre la formation et les médias réside dans la distinction fondamentale entre consommation et information. S’informer est une démarche proactive. Cliquer sur des liens dans Google News n’est pas une démarche proactive. Monter en compétences nécessite un travail de fond. Regarder des vidéos et croire qu’on est devenus compétents n’est pas un travail de fond. Pour les professionnels de la formation, les leçons à retenir de la disruption des médias sont les suivantes.

  • mettre l’utilisateur final au centre, collecter des données, l’interroger pour faire évoluer la ligne éditoriale de manière proactive (approche data et design)
  • ne pas surestimer la marque, barrière très fragile sur laquelle seules les grandes écoles de commerce et à la rigueur d’ingénieurs peuvent s’appuyer
  • ne pas dépendre de stars, réinternaliser une partie de l’expertise de fond pour ne pas être qu’un simple contenant
  • ne pas rendre tout gratuit au prétexte “que les autres le font”
  • développer la culture numérique des formateurs, dirigeants et actionnaires, et ce sans concessions
  • nouer des alliances pour alimenter en contenu des partenaires centrés sur un sujet précis, mais souhaitant se diversifier
  • changer de marché en se rapprochant d’autres secteurs (conseil, financement, marketing, emploi)
  • choisir ses combats en terme de positionnement, les généralistes n’ayant plus la surface financière et technique pour lutter contre les Gafas
  • pousser le législateur à réguler intelligemment pour créer des barrières à l’entrée européennes (fiscalité, protection des données)
  • recruter des dirigeants ne venant pas du monde de la formation mais du digital
  • respecter les formateurs sans les laisser s’endormir sur leurs lauriers
  • s’adosser à des actionnaires long terme, la qualité de la presse étant directement liée à la qualité de son actionnariat.

Je suis d’un naturel optimiste. Mais il y a un peu de boulot.

  • https://medium.com/@benoitraphael/les-marques-d eviennent-m%C3%A9dias-3a96a4ad72a6
  • http://www.internetactu.net/2016/11/22/bulle-de-flt re-et-desinformation-facebook-une-entreprise-politi que/

Après des études littéraires et commerciales, Antoine Amiel a créé LearnAssembly, société spécialisée dans l’architecture de parcours pédagogiques innovants au service de l’employabilité. Passionné par les médias, l’écriture et les humanités en général, il s’intéresse aux moyens de redonner du sens aux transformations technologiques et d’être plus exigeants vis-à-vis d’elles. LearnAssembly, créé en 2013, accompagne plus de 80 clients dans leurs stratégies de reskilling/upskilling et s’est imposé comme un acteur nouvelle génération. Antoine Amiel publie régulièrement sur les enjeux de culture numérique, de business models, de pratiques pédagogiques et d’évolution des fonctions formation.

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