"Une partie du marché n’a pas encore pris la mesure du basculement des modes d’apprentissage vers des parcours à la carte, flexibles, morcelés, faits de picking intelligent de contenu sur étagère et de séquences en présentiel de plus en plus collaboratives."
Article écrit par Antoine Amiel, CEO de LearnAssembly et initialement publié sur LinkedIn.
Comme tous les métiers, ceux de la formation sont directement touchés par le digital – j’espère que cette platitude sera la seule de la tribune. On le sait depuis longtemps, et cette vague s’est simplement accélérée depuis trois ans. Les organismes de formation, en tant qu’acteurs centraux du marché de la formation – centraux mais plus incontournables – sont pourtant confrontés à de grandes difficultés culturelles et organisationnelles pour se transformer. Quels sont les différents enjeux et réponses possibles à ces enjeux ? Voici les retours d’expérience de différents projets et échanges faits avec LearnAssembly.
Les débuts hésitants et disons-le décevants de l’e-learning ont conforté les organismes les plus sceptiques : à leur décharge, difficile de se sentir menacés lorsqu’on vous présente l’avenir de la formation sous forme de petites mascottes aux couleurs criardes, infantilisantes et statiques.
Ce scepticisme a été renforcé par des généralités du type “ seuls 5% des individus terminent les Moocs “ ou “ il n’y aura jamais de formations diplômantes en ligne“ ou “ on n’apprend pas tout avec le digital “ ou “ le digital va casser le lien social”, affirmations qui se révèlent factuellement erronées, ou partiellement erronées car sorties de leur contexte.
Une partie du marché n’a pas encore pris la mesure du basculement des modes d’apprentissage vers des parcours à la carte, flexibles, morcelés, faits de picking intelligent de contenu sur étagère et de séquences en présentiel de plus en plus collaboratives. N’oublions pas que les Moocs universitaires touchent en réalité un public de formation continue alors qu’ils devraient être utilisés en formation initiale, avec une approche blended learning, ce qui permettrait de trouver une place aux dizaines de milliers d’étudiants traumatisés par APB qui attendent toujours leur affectation !
L’affirmation que les soft skills ne s’apprennent pas en ligne est remise en question par les offres sur le sujet et la possibilité d’offrir des expériences de social learning extrêmement puissantes avec les outils modernes. Nous l’avons en déployant nos Moocs et Spocs sur l’innovation managériale, le manager digital ou le lean startup. Il est désormais possible de tout apprendre à distance ou en blended, l’apprentissage étant une question de motivation intrinsèque et d’accès à de la ressource pédagogique de qualité.
Si l’on rentre plus en détail dans les difficultés des organismes de formation à se transformer, on peut en identifier plusieurs.
Tout d’abord, l’externalisation à des consultants-formateurs pour variabiliser les coûts a réduit le pouvoir de prescription des OF sur leurs principaux fournisseurs. Or, le rapport de force entre des petits fournisseurs atomisés et un gros donneur d’ordre se renverse avec le digital. Le formateur indépendant, s’il sait utiliser les réseaux sociaux efficacement pour valoriser son expertise, n’a plus besoin de l’OF pour vivre puisqu’il peut vendre en direct. Et s’il souhaite faire un Mooc ou lancer une offre digital learning, il peut le faire avec un investissement faible et créer sa marque personnelle.
En tant qu’intervenant, je constate souvent que les formations sur étagère sur des sujets culturels ou de soft skills sont inadaptées à la diversité des contextes et donc décevantes pour les apprenants; l’expérience pédagogique est trop standardisée. Qu’on puisse encore être “ convoqué “ à une formation me laisse perplexe; au-delà de ce détail sémantique, c’est toute l’expérience apprenant, de l’inscription jusqu’au suivi post-formation qui doit être repensée. Cette désintermédiation du marché de la formation est une caractéristique de la transformation digitale : grâce au pouvoir de la multitude et à la mise en réseau, les intermédiaires perdent en valeur ajoutée et doivent se réinventer. La désintermédiation du marché de la formation va probablement entrainer une starification de certains formateurs, au détriment d’autres.
L’un des principaux enjeux est donc d’accompagner l’évolution de posture et de compétences des formateurs, qui craignent de voir leur savoir confisqué et leur rémunération baisser en raison de la réduction du nombre d’heures d’animation. Ce problème se pose également dans les offres de formation continue de l’enseignement supérieur, qui n’a qu’un faible pouvoir sur les professeurs affiliés, dont la recherche est la principale préoccupation.
Autre sujet, le “tout-digital”. Le “tout-digital” est probablement l’une des raisons pour lesquelles le digital ne prend pas. Pédagogiquement, techniquement, financièrement, le tout-digital n’est pas une solution systématiquement viable, sauf pour des acteurs « natifs » du digital. Digitaliser par principe, sans réfléchir à un positionnement produit, une articulation pédagogique et une structure de coûts lissée dans le temps n’est pas efficace. Le tout-digital réduit la valeur marchande du contenu puisque tout le monde propose du contenu. Quelle est la valeur ajoutée d’une nième vidéo pédagogique, alors que Youtube et Linkedin proposent de plus en plus de contenus ? Nous observons actuellement une guerre des prix chez les éditeurs de contenus digitaux, qui en essoufflera certains.
Comment définir une stratégie de transformation et prioriser ? La solution d’investir sur fonds propres dans des activités connexes avec la formation, en croissance à fort potentiel synergique : plateformes LMS, blended learning, digital learning, plateformes RH, conseil stratégique. Mais tout comme le marché des télécoms aura mis 15 ans à réaliser la prophétie de Jean-Marie Messier sur la convergence contenus-tuyaux, la convergence entre le marché du logiciel pédagogique et celle du contenu est encore balbutiante. Seuls des acteurs comme Crossknowledge et Skillsoft ont réussi leur pari. Quant au rapprochement des cabinets de conseil et des organismes de formation, il n’arrivera pas : les cabinets snobent les OF et développent pas eux-mêmes une offre de formation, habilement rebaptisée “ conduite du changement “ ou » séminaire d’intelligence collective « .
Pour consolider un marché atomisé et sous-financé, les acquisitions sont une piste séduisante : mais acheter coûte cher et les nouveaux business models de la formation doivent prouver qu’ils seront rentables dans le temps et non pas de simples modes. Tout le monde se souvient du traumatisme de la bulle serious game. Le développement de l’edtech est très prometteur en formation continue, mais doit encore se confirmer.
Autre contrainte; le marché étant peu consolidé, peu d’acteurs ont la taille critique leur permettant de faire de belles acquisitions; quelques dizaines de millions d’euros de chiffre d’affaires est une prouesse sur le marché français de la formation privée. Vodeclic ou encore Crossknowledge ont été rachetés par des acteurs étrangers; seul E-doceo étant passé sous le giron d’un acteur français souhaitant se diversifier. Les startups edtech sont elles-aussi confrontées à ce problème lorsqu’elles cherchent à lever des fonds : les investisseurs restent parfois frileux car les possibilités de rachat sont incertaines.
La possibilité de regroupements d’organismes de formation comme cela a été le cas dans les fusions d’écoles de commerce (Neoma, Euromed, France Business School) est envisageable. Certaines greffes prendront bien, d’autres pas. La consolidation est de toute façon inévitable pour éviter la casse.
Dans les barrières à la transformation, on peut également ajouter la complexité administrative du système, son financement, qui freinent l’innovation. Je ne m’apesantirai pas sur ce point que je maîtrise mal, LearnAssembly étant un acteur de la formation au sens pédagogique du terme, pas réglementaire. Mais nul besoin d’être un expert pour comprendre que la bureaucratie est un poids.
La conséquence première de cette complexité est le développement d’un marché parallèle de la formation – ce qui est en réalité déjà le cas depuis longtemps – qui exclue de fait les organismes de formation ou l’enseignement supérieur. Un peu à la manière du « shadow IT » qui consiste à utiliser des technologies en contournant le garde-fou de la DSI, on peut parler de « shadow learning ». En effet, les grandes entreprises investissent en “hors budget” des montants considérables et sollicitent des acteurs différents lorsqu’elle souhaitent déployer de nouvelles modalités de formation, notamment digitales.
L’accumulation de ces projets par des acteurs non traditionnels finit par créer des savoir-faire, des compétences, des méthodologies : dans une économie où les actifs immatériels sont toujours plus importants, le retard que prendront certains organismes de formation pourrait être irrécupérable tandis que l’avance des autres constituera une vraie barrière à l’entrée.
En résumé, la transformation digitale des organismes de formation se heurte d’une part à un désalignement des priorités entre ses différentes parties prenantes, ce qui crée des silos et des guerres de tranchées; et d’autre part des problèmes de refinancement et de taille critique structurels. On remarquera que ces problèmes sont très français et s’appliquent à d’autres secteurs ou les PME sont nombreuses.