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Du labeur à l’ouvrage : interview de Laetitia Vitaud

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"Un rapport plus artisanal au travail, que j’appelle l’ouvrage, peut concerner d’autres métiers que les artisans. [...] les métiers considérés comme pénibles sont plutôt masculins, ont une forte tradition syndicale. [...] Or les métiers de services à la personne sont eux aussi pénibles, durs, très physiques et pas reconnus comme tels car peu structurés, sans (…)

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A l’occasion de la publication de son livre “Du labeur à l’ouvrage” publié aux éditions Calmann Levy, Learn Assembly est allé à la rencontre (en visio) de Laetitia Vitaud, son auteur. 

Du labeur à l’ouvrage Editions Calmann Levy

Tu as quitté l’enseignement pour te reconvertir. Pourquoi ce choix ? Au fait, comment sont accompagnées les mobilités dans l’Education Nationale ? 

Lorsque j’étais adolescente, j’étais sur les rails, je m’inscrivais dans un parcours déjà fléché et je ne considérais pas mon parcours professionnel comme une page blanche à construire. J’étais dans l’ancien paradigme. Je me suis laissé porter, mais je n’étais pas bien. Après mes études à Hec et un passage en SSII, je me suis rendu compte que cela ne me convenait pas et j’ai voulu laisser de la place à mon envie d’enseigner.

Etudiante, j’adorais apprendre et enseigner, faire des dissertations. Mais le métier de professeur n’était pas considéré comme socialement désirable. Finalement, j’ai décidé de retourner à l’école car j’aimais ça, peu importe le côté. J’avais eu des profs formidables. J’ai repris des études, j’ai passé l’agrégation d’anglais, j’ai eu un poste en prépa pendant dix ans. Mais au bout d’un moment, la perspective de faire 43 ans la même chose m’a un peu refroidi. Et puis j’avais commencé à cotiser assez tard. Je n’avais pas grand-chose à perdre en quittant l’Education Nationale, ce qui finalement a été une chance.

J’ai entendu beaucoup de professeurs brillants dire “je ne sais rien faire d’autre” et qui se retrouvent dans une forme de dépression larvée.

Je n’ai eu aucun accompagnement de l’Education Nationale pour ma mobilité. Même pour changer d’académie, c’est compliqué : tu perds un certain nombre  d’acquis, ce n’est pas encouragé. On compare souvent l’Education à l’Armée mais contrairement à l’Armée, il n’y a pas de système d’aide à la mobilité externe. Il faut être débrouillard et connecté.  Beaucoup de professeurs se sentent en fait coincés, un peu emprisonnés. J’ai entendu beaucoup de professeurs brillants dire “je ne sais rien faire d’autre” et qui se retrouvent dans une forme de dépression larvée. Finalement dans mon métier actuel, je fais la même chose : je lis, j’écris, je partage, j’apprends à questionner etc…

Quand j’ai cherché du travail, aucun recruteur ne m’a ouvert les portes. Je n’étais ni junior ni senior, mes dix années d’expérience n’étaient pas assez valorisables. Et du coup j’ai quitté la France, j’ai rejoint une entreprise à Londres en recrutement puis je me suis mise à compte. 

Quels sont les principaux constats d’échec du monde du travail actuel selon toi ?

Nous sommes une phase de transition ou le modèle du contrat employeur-employé issu du monde industriel ne tient plus ses promesses. Pour les plus modestes, les revenus sont trop bas alors que le coût de la vie augmente. Il y a une certaine paupérisation et peu de perspectives. Et pour les plus favorisés, le travail est souvent  aliénant et ennuyeux. A tous les niveaux, le contrat hérité de l’ère industrielle est devenu insatisfaisant. 

Les entreprises ont du mal à retenir les salariés ou les attirer, ce qui engendre des clichés du type  “les gens ne veulent plus travailler” ou “ les jeunes générations ne veulent pas se battre”. On voit aussi que les entreprises situées en centre-ville ont du mal à recruter à cause de l’explosion des prix des loyers, ce qui les rend moins attractives. Du coup, beaucoup de gens tiennent, tiennent, puis finalement craquent. Le temps de transport, le fait d’être privé du soutien émotionnel de sa famille épuise les gens. 

Les entreprises ont du mal à retenir les salariés ou les attirer, ce qui engendre des clichés du type “les gens ne veulent plus travailler” ou “ les jeunes générations ne veulent pas se battre”.

Nous sommes confrontés aujourd’hui à l’automatisation et au digital : en quoi ces transformations du travail sont si différentes de la révolution industrielle dans le rapport au travail et la précarisation qu’elles entraînent parfois ?

La révolution industrielle a entraîné énormément de précarité et de mobilité géographique contrainte. Des migrants économiques vivaient dans des conditions déplorables. La précarisation à l’époque a été réelle. Mais finalement, on a créé de nouvelles institutions qui ont permis aux sociétés industrielles de garantir une  meilleure protection. Aujourd’hui, il y a clairement un parallèle : le monde change, des métiers disparaissent, d’autres apparaissent, certains sont automatisés.

Mais la grosse différence entre ces deux révolutions, c’est l’échelle de temps. A l’époque les choses allaient vite, mais aujourd’hui, elles vont très vite. Le rythme des transitions et des reconversions s’est accéléré. Ce qu’on pouvait faire en cinquante ou cent ans, on doit le faire en dix, ce qui est trop rapide.  Comme changer notre système de retraite ou de formation professionnelle aussi vite ? Comment absorber ces transitions ? Elle est là la vraie différence.

Tu parles de l’échec de la formation comme solution à tout : peux-tu nous en dire plus ?

Il y a plusieurs problèmes. D’abord l’idée qu’en formant tout le monde au code par exemple, on créerait des emplois. Or, la révolution numérique ne crée pas autant d’emplois que la révolution industrielle. Les entreprises du numérique emploient 10 à 15 fois moins de main d’oeuvre qu’une entreprise comme Walmart par exemple. Du coup, former des ingénieurs massivement est au fond un échec car on a exagéré le nombre d’emplois hautement qualifiés que le numérique allait générer.

Il y a aussi beaucoup d’emplois qui ne sont pas attractifs, car pas valorisés, mal connus, ou la profession n’est pas réglementée. C’est notamment le cas des métiers de service à la personne. Ces métiers ont une image négative, l’enjeu est donc l’attractivité plus que la formation en tant que telle. Les métiers de femmes de ménage ou infirmières sont un bon cas d’étude car ils montrent que penser le travail autour de la proximité et de l’artisanat peut concerner tout le monde, pas seulement les artisans haut de gamme qui ont un fort pouvoir de négociation. 

Les “sublimes” justement, ces artisans indépendants du XIXème siècle reconnus pour leur savoir-faire sont finalement une élite : peut-on ériger ce modèle en standard ? Le retour à l’artisanat est-il une solution massive ? 

Le mot massif est un mot hérité du monde industriel… Les travailleurs qui sont formés à programmer des machines ou des bureaucraties vont continuer à souffrir car leur seule valeur ajoutée est d’être moins chère que l’automatisation. 

Ce que j’essaie de montrer dans le livre c’est qu’un rapport plus artisanal au travail, que j’appelle l’ouvrage, peut concerner d’autres métiers que les artisans.

Ce que j’essaie de montrer dans le livre c’est qu’un rapport plus artisanal au travail, que j’appelle l’ouvrage, peut concerner d’autres métiers que les artisans. Le terme de pénibilité le montre bien :  les métiers considérés comme pénibles sont plutôt masculins, ont une forte tradition syndicale. Ils sont reconnus comme pénibles parce qu’ils ont une histoire de lutte syndicale. Or les métiers de services à la personne sont eux aussi pénibles, durs, très physiques et pas reconnus comme tels car peu structurés, sans histoire syndicale.

Quels conseils donnerais-tu à un dirigeant d’entreprise qui ne sait pas comment gérer l’évolution des besoins de ses salariés et leurs envies de reconversion ou mobilité professionnelle ?

Il y a un désalignement entre les besoins des individus, qui doivent rester employables, apprendre, et les besoins des managers qui aimeraient ne pas avoir à recruter. Pour un DRH, l’enjeu est donc développer une culture de la mobilité horizontale. La mobilité horizontale permet d’élargir le vivier de recrutement, en ayant une promesse de développement de compétences. Bien sur c’est coûteux de former les gens. Mais recruter tous les ans parce que les collaborateurs démissionnent, c’est aussi coûteux. La mobilité interne est un axe à développer.

Il y a un désalignement entre les besoins des individus, qui doivent rester employables, apprendre, et les besoins des managers qui aimeraient ne pas avoir à recruter.

Il faut aussi regarder avec prudence les indicateurs de rétention, car ils peuvent masquer une réalité difficile, d’enfermement. La rétention doit être combinée avec d’autres indicateurs RH pour signifier quelque chose. 


Du labeur à l’ouvrage – Editions Calmann Levy 19,50€ TTC – A acheter ici


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