Learn Assembly Papers a rencontré Pascal Plantard, professeur d’anthropologie des usages des technologies numériques à l’Université Rennes 2.
Expert en e-éducation, Pascal Plantard a beaucoup écrit et fait de recherches sur l’e-inclusion, l’innovation pédagogique et numérique, les technologies éducatives ou encore la fracture numérique. Il nous fait part de sa vision sur ces différents sujets, en particulier pendant cette période de crise sanitaire où les inégalités liées au numérique se renforcent. Nous abordons également ensemble l’impact du confinement sur les pratiques pédagogiques.
Il y a 9 ans, vous écriviez sur la fracture numérique : qu’est-ce qui a changé et pas changé depuis ?
Ce que nous souhaitions montrer, c’est à quel point la notion de fracture numérique est à la fois politique et donc médiatique. Bill Clinton a créé le terme de « digital divide » en 1996. Mais parler de « fracture » reflète une vision idéologique, dans un idée de récupération d’Internet. Le « Tu es dedans ou tu es dehors » est une mythologie du numérique. C’est ce que j’appelle un techno-imaginaire… L’exclusion scolaire et la question de l’équipement n’est pas le seul sujet : les milieux défavorisés sont au moins autant équipés que les autres, mais ils n’ont pas les mêmes usages. Lors d’une étude récente, voici un verbatim qui a attiré mon attention : « mon smartphone n’a pas Internet » : on voit bien qu’il manque un apport culturel. Par ailleurs, on voit aussi que le taux d’équipement à la maison en ordinateur est de seulement 70%, et pareil, il baisse à cause du smartphone.
Le Plan Informatique pour Tous de Fabius est-il un traumatisme collectif qui a freiné le développement des pédagogies associées au numérique ?
Au milieu des années 70, les organisations internationales ont vu arriver l’informatique. Il y a eu une extraordinaire créativité entre ingénieurs et pédagogues. Bill Gates et Steve Jobs sont venus à Rennes et Marseille comprendre la télématique, le minitel. La question est devenue politique à ce moment-là. Le politique a décidé de sauver l’industrie française, en l’occurrence des acteurs de l’armement, en les amenant vers l’informatique. Un acteur comme Thomson a donc conçu les ordinateurs utilisés par ce plan Informatique Pour Tous dans les écoles, mais c’était en-dessous de ce que la recherche a pu produire ou en-dessous d’autres acteurs. Or ce plan a créé chez une partie des enseignants un rejet très fort.
Trente ans plus tard, au moment des collèges connectés, on a redéveloppé exactement la même vision du numérique pour l’éducation : on distribue des tablettes en espérant que ça marche. C’est ce que j’appelle “le coup de tablette magique”. Ce sont des fétiches de l’industrie numérique… On voit bien ici qu’il s’agit d’un techno-imaginaire. En même temps qu’on distribuait des tablettes, on réduit les postes en RED, on oublie de connecter certains lycées.
Comment observez-vous l’impact du confinement sur les pratiques pédagogiques ?
Beaucoup de professeurs ont une éthique forte, une mission, et donc se sont mis au numérique pour maintenir un lien avec leurs élèves, alors qu’ils n’y étaient souvent pas très favorables. Les remontées terrain sont que globalement 5 à 10% ne se sont pas mis au numérique, alors qu’on était à 70% il y a deux mois ! Il y a eu un vrai mouvement, une bascule. Et quand les plateformes officielles ne fonctionnent pas, les enseignants n’hésitent pas à trouver une autre solution.
Vous êtes critique d’une approche tout-formation dans l’inclusion numérique : Pourquoi ?
"Il faut une phase d’amorce pour changer le rapport à la technologie numérique."
La question de la formation aux technologies ne peut pas se faire sans un travail sur les processus d’appropriation. Les gens n’acceptent jamais les choses linéaires, il faut un processus de détournement, de créativité. Avant de former, il faut donc une phase d’amorce, arriver à mettre les gens en situation de découvrir les technologies, en leur proposant de découvrir, sortir de leurs craintes.
Le mail existe depuis 1971 : chaque utilisateur s’est créé sa propre histoire. Mais pour les familles qui ne reçoivent des mails que pour des papiers administratifs, que pour des convocations, le rapport au mail est très négatif. Il faut donc une phase d’amorce, pour changer le rapport à la technologie numérique. On n’impose pas une formation à des gens qui n’en veulent pas. Il faut créer de la désirabilité. Ne pas être solutionniste. Il faut ensuite une deuxième phase, que j’appelle de confiance. Une sorte de contrat pédagogique : avoir confiance en soi, entre pairs et en les technos. A partir de ce moment-là, on peut former, car on commence à avoir des demandes de formation.
Qu’appelez-vous un imaginaire numérique de l’éducation ?
Il y a deux niveaux d’interprétations, à la suite notamment de Philippe Breton, Balandier ou Pierre Musso qui ont lancé ce sujet de l’imaginaire, qui permet de comprendre les phénomènes de mobilisation des collectifs, dans le temps long, par les symboles. Prendre en compte l’imaginaire dans les sciences sociales est une approche différente.
Quand j’ai découvert Donjons & Dragons et la musique électronique, c’était un microcosme, la culture geek est aujourd’hui devenue une référence, un phénomène culturel majeur alors qu’il s’agissait d’une contre-culture minoritaire. Les imaginaires technologiques ont pris une place essentielle dans notre société. Ils nous imprègnent, ils changent notre rapport au monde, ils changent le rapport du politique au scientifique et expliquent notamment la gestion de la crise du Covid-19.
Il y a donc des mythologies inhérentes aux technologies qui depuis 20 ans se retrouvent dans les imaginaires de l’éducation. Notamment l’idée de Prométhée : on ouvre la boîte de Pandore et en même temps, il y a un retour de bâtons, le supplice des dieux, c’est le transhumanisme, Black Mirror.
Comment se protéger des mythologies associées au numérique éducatif tout en se remettant en question et en expérimentant ?
"La mécanisation, l’hybridation homme-machine est un mythe : la substitution est impossible."
L’un des problèmes des technologies, c’est qu’elles sont au fond politiques, économiques, stratégiques, objets de convoitise : pour avoir une position apaisée entre numérique et éducation, il faudrait des positions apaisées et réflexives aussi sur l’éducation.
La mécanisation, l’hybridation homme-machine est un mythe : la substitution est impossible. La médiation est essentielle, l’enseignement à distance sans réflexivité, c’est épuisant et quasiment impossible. Les 3/4 des enseignants sont très éloignés des technologies, notamment sur les imaginaires.
Vous pensez que les usages sont déclenchés par une représentation, un imaginaire : que faut-il faire évoluer dans les représentations pour donner envie d’apprendre ?
Les gens résistent aux technos, non pas pour des raisons d’ergonomie, mais pour des questions de représentations, d’imaginaires. Les représentations sont soumises à obsolescence. Ce sont les représentations qui déclenchent les pratiques. Travailler sur des imaginaires accessibles à tous et pas plaqués est une bonne approche.
Pour aller plus loin, quelques articles, publications et livres écrits par Pascal Plantard :
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