"Le terme d’entreprise apprenante représente un environnement dans lequel les gens continuent à révéler leur potentiel, développer leurs qualités, à se révéler à eux-mêmes. C’est l’idée que chaque individu est un sol et qu’il ne faut pas le cultiver à sa place, ou lui imposer une certaine culture, mais plutôt l’accompagner dans sa recherche d’autonomie"
Learn Assembly Papers est allé rencontrer Louise Browaeys dans sa maison proche de Paris et assiste à la fin d’une session jardinage réussie. A l’occasion de la sortie de son livre « Accompagner le vivant » chez Diateino, Louise Browaeys partage sa vision des choses. Vous ne voyez pas encore le lien entre permaculture, éducation et management ? Dans la préface rédigée par la philosophe Catherine Larrère, celle-ci cite A.Einstein : « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ». C’est en montrant que le contrôle de la nature et le contrôle des hommes fonctionnent sur les mêmes croyances que Louise Browaeys nous invite à changer de modèles mentaux pour éduquer et gérer les organisations de manière plus respectueuse de leur nature. L’entreprise apprenante serait donc une entreprise respectueuse de son environnement, dans tous les sens du terme.
Que vous évoque le mot apprendre ? Quand apprend-on ?
Le premier mot qui me vient à l’esprit est « connaissance », pas dans le sens de la connaissance théorique, mais dans le sens d’une co-naissance, d’une naissance à deux. L’élève ou l’étudiant n’est pas le seul qui apprend, c’est un processus mutuel, une co-révélation. Si on fait le parallèle avec le jardinage, on apprend en faisant, en découvrant, en observant la manière dont le sol réagit. Le fait de jardiner permet de voir grandir la nature et de se voir grandir à son tour. J’apprends beaucoup en jardinant, en observant le sol, en en comprenant la dynamique. Pour pouvoir cultiver le sol, il faut parfois attendre un an : le jardinage comme l’apprentissage est un processus très lent, il faut se donner du temps pour faire ses propres observations. Par exemple, j’ai découvert que les fèves, ça pousse mal à côté des oignons. Apprendre, c’est avant tout poser des questions et observer.
Dans « Accompagner le vivant » vous faites le parallèle entre la transformation nécessaire de notre rapport à l’environnement et l’éducation. Pour vous, les systèmes d’éducation et de formation devraient se rapprocher de la permaculture. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le jardin est un lieu pour apprendre. Il permet de se confronter au réel; en même temps, il a quelque chose de thérapeutique. Cultiver un jardin c’est aussi se cultiver. De grands pédagogues considèrent encore souvent les enfants comme des coquilles vides dans lesquelles il s’agit de planter une éducation en rangs d’oignons. Or ce n’est pas du tout le cas. Je cite le rapport d’un inspecteur des écoles en 1911 qui dit : « Le but du professeur est de ne rien laisser à la nature de l’élève, ni à sa spontanéité, à sa libre activité, de réprimer tous les élans, de ramener au calme plat toutes ses énergies, de garder tout son être dans un état de tension réprimée douloureusement. » Cette vision est encore très ancrée dans notre vision de l’apprentissage. La pédagogie Freinet, par exemple, est une invitation à l’humilité. L’un de ses principes est « L’enfant n’aime pas le travail de troupeau auquel l’individu doit se plier comme un robot. Il aime le travail individuel ou le travail d’équipe au sein d’une communauté coopérative ».
L’éducation d’un enfant est en fait inversée : c’est mon enfant qui m’apprend l’éducation. Les enfants nous apprennent des choses sur nous. Ils ont une très belle manière de questionner, d’interroger. Ils nous permettent de revivre l’histoire de l’humanité en accéléré. Je ne suis pas certaine que lire aide tant que ça à apprendre. La lecture aide par exemple à mettre des mots sur des sentiments que l’on a ressentis avant de les lire sous la plume d’un auteur. On accueille mieux ses émotions, ça nous permet d’ancrer, de paver le chemin.
Le terme d’organisation apprenante est un terme très en vogue : le propos de votre livre est de relier la question de l’environnement, à celle de l’éducation et du management, pour montrer qu’un changement de modèle est nécessaire et que ces sujets ne sont pas séparés.
Pour moi, le terme d’entreprise apprenante représente un environnement dans lequel les gens continuent à révéler leur potentiel, développer leurs qualités, à se révéler à eux-mêmes. C’est l’idée que chaque individu est un sol et qu’il ne faut pas le cultiver à sa place, ou lui imposer une certaine culture, mais plutôt l’accompagner dans sa recherche d’autonomie, dans sa capacité à discerner. Dans le livre, j’ai par exemple interrogé Jean-Charles Caillliez, maître de conférences à Lille et qui pratique ce qu’il appelle la « conférence renversée ». Il dit « Je fais à ma façon de la permaculture ! La permaculture appliquée à l’éducation ou à l’entreprise offre de cultiver différemment, de façon plus écologique. Les carottes alignées de la monoculture m’évoquent les élèves alignés lors du cours magistral, ce que je m’efforce de réduire. Dans mes cours, les étudiants se disposent d’une façon différente. Je les fais interagir, ce qui est le premier principe de la permaculture. Je tâche de mélanger les écosystèmes, de chercher les bons équilibres. Dans la classe inversée, nous fournissons les cours aux étudiants et ils les travaillent chez eux avant de venir faire leurs devoirs en classe. Dans la classe renversée, ils font le cours eux-mêmes et ils me l’apprennent. »
Une organisation apprenante, ce serait donc un environnement qui respecte le naturel et l’invite à s’épanouir, en libérant l’énergie. Dans la pédagogie Montessori par exemple, on retrouve également cette idée d’équilibre entre la liberté laissée à un enfant et un cadre sécurisant. Et dans les entreprises, cette vision s’applique aussi : dans une organisation apprenante, un manager serait un jardinier qui crée les conditions pour que les autres apprennent. Il crée l’environnement, met un cadre, mais ne dicte pas le contenu du cadre.
N’y a-t-il pas une risque de paternalisme ou maternalisme dans cette vision ? A considérer les salariés d’une entreprise comme des enfants qu’il faut accompagner dans leur parcours, dans le développement de leur talent, une sorte de cocooning mal placé ?
Non je ne crois pas, même si les concepts peuvent être dévoyés. Un manager est quelqu’un qui est garant de la qualité d’un environnement, des interactions entre les différents membres. C’est plutôt un porteur d’eau, il arrose, il irrigue. Une fable de La Fontaine évoque assez bien cela, « L’âne portant des reliques ». Cette fable raconte l’histoire d’un âne qui porte des reliques vénérées par la population et croit que c’est lui qu’on admire, alors que bien sur, ce sont les reliques qui sont intéressantes.. La fable se termine par : « D’un magistrat ignorant, c’est la robe qu’on salue ». Dans les entreprises, beaucoup de gens se prennent pour un âne portant des reliques et oublient qu’ils ne font que les porter.
Comment répondre aux sceptiques ? A ceux qui disent « tout ceci est très intéressant, mais ça ne fonctionnera pas chez moi ou dans mon entreprise » ?
Il est certain que ce changement de modèle ne se décrète pas. Si on fait encore le parallèle avec la terre, la reconversion d’un sol prend dix ans. Une transformation culturelle se fait dans le temps long. Je pense qu’il est important d’éviter les injonctions, de travailler sur la motivation profonde, et de se donner du temps. Le changement de l’environnement de travail peut aussi beaucoup aider : certaines structures repensent les bureaux pour créer une dynamique différente. Avoir un lieu de travail où l’on se sent bien est déjà une étape énorme. Les locaux d’Ecocert par exemple, sont réellement étonnants et contribuent à l’évolution des mentalités.
Quelques conseils de lectures ou de sources, pour nos lecteurs les plus curieux ?
Accompagner le vivant est disponible aux éditions Diateino.
Source du visuel à la une : https://www.occitanie-tribune.com/articles/13226/accompagner-le-vivant-louise-browaeys/