"Promettre l’arrivée des Netflix de la formation revient à promettre l’abbaye de Thélème : un lieu utopique ou des personnes éclairées et passionnées vivent en harmonie autour du partage de connaissances, de la liberté et de l’amour de la beauté."
Article écrit par Antoine Amiel, Cofondateur de LearnAssembly, et initialement publié sur LinkedIn.
On voit depuis quelques temps se multiplier les publications sur le sujet du “Netflix de la formation”. Les analogies ont le mérite de rendre un propos explicite. Comme l’explique Aristote dans le premier et meilleur livre de management-leadership de l’histoire de l’humanité, “Ethique à Nicomaque”, l’analogie est une stricte égalité entre deux concepts : Tinder de la formation, Tripadvisor de la formation, Amazon de la formation : ces analogies sont en réalité des symboles, des images, permettent de faire immédiatement comprendre le positionnement d’un agent économique sur son marché, en détournant une référence connue de tous.
Pourtant, quelque chose me titille avec le terme de Netflix de la formation. J’ai la sensation que l’analogie est loin d’être aussi limpide et évidente que celles citées ci-dessus. Et pour cause, un élément tout simplement essentiel semble avoir été oublié : la raison pour laquelle nous regardons Netflix.
Pour illustrer mon propos, laissez-moi vous raconter une anecdote totalement inintéressante. La semaine dernière, après une grosse journée de travail, je décide de me vider la tête. J’avais la flemme de reprendre un livre pourtant passionnant et que je vous recommande : la Troisième vérité de Léonide Borodine. Quoi de mieux pour m’endormir tranquillement qu’un épisode de série pas trop compliqué, agréable, léger ? N’étant pas client Netflix je ne suis pas allé sur la plateforme, mais pour les bienfaits de cet article on dira que j’y suis allé, et que j’ai regardé un épisode d’une série quelconque. Puis, je me suis endormi du sommeil des braves.
Et maintenant, voici exactement ce que je n’ai pas fait après cette grosse journée de travail : réfléchir à mes besoins de compétences, puis effectuer une recherche sur une plateforme pour identifier une formation correspondant à mes besoins. M’inscrire à cette formation et commencer vaillamment les premiers modules, un carnet et un stylo à la main, concentré, déterminé, “focus”, fier d’être acteur de mon employabilité. Je n’ai pas non plus passé les premiers quizzes et planifié dans mon agenda d’autres sessions d’auto-formation sur mon temps personnel. J’ai encore moins contribué au forum pour expérimenter les bienfaits du social learning. Non, je n’ai rien fait de tout cela : j’ai regardé un épisode de série et je me suis endormi.
Parler de Netflix de la formation repose donc une confusion complète : on va sur Netflix pour le plaisir, pour le fun. On y va pour se détendre, seul ou à plusieurs. Quand on cherche à se détendre, on ne vas pas sur une plateforme pour apprendre. Entre vous et moi, c’est même l’inverse, non ?
C’est pourquoi, promettre l’arrivée des Netflix de la formation revient à promettre l’abbaye de Thélème : un lieu utopique ou des personnes éclairées et passionnées vivent en harmonie autour du partage de connaissances, de la liberté et de l’amour de la beauté. Une utopie, donc. L’arrivée messianique des Netflix de la formation se heurte à certains éléments, qui eux, sont bien réels.
La motivation, on l’a dit. Mais aussi les barrières techniques : la puissance de Netflix vient de sa capacité à personnaliser l’expérience en croisant différents types de données. En réalité, la puissance algorithmique et la taille des équipes nécessaire pour arriver à ce niveau de personnalisation est hors de portée des entreprises technologiques de learning à date. A tel point que Netflix se positionne maintenant sur le champ de la recherche pour attirer les meilleurs talents.
Et quand bien même, ce serait possible : à quoi bon ce feu d’artifice de technologique, si le problème fondamental de la motivation et du sens n’est pas évoqué ? Comment déclencher l’envie d’apprendre ? Comment intégrer le lifelong learning dans son quotidien ? Comment se battre contre la fracture numérique qui ne se réduit pas malgré les millions (milliards ?) dépensés ?
Reproduire l’expérience de Netflix en learning comporte de nombreux dangers, à commencer par la solitude et la passivité. On apprend bien parce qu’on vit une expérience et qu’on la met en pratique. Parce qu’on échange, qu’on pratique, qu’on débriefe et qu’on recommence. Ou est la pratique dans Netflix, si ce n’est dans la pratique de la recherche sur un menu déroulant et le choix de la langue de sous-titres ? Ou est l’expérience collective et l’analyse ? Ce que disent les apprenants du XXIème siècle que nous croisons les jours chez LearnAssembly est qu’ils souhaitent avoir accès à du contenu partout tout le temps en ligne ET pratiquer, échanger entre pairs, partager, par des séquences présentielles revisitées.
On peut aussi mentionner le sentiment d’être noyé. De nombreux utilisateurs de Netflix partagent ce sentiment de lassitude, face à un catalogue plus gros que ce qu’ils ne pourront jamais digérer. Ils témoignent également de l’inégalité des contenus : derrière les blockbusters, les séries comme House of Cards ou Narcos, se cache une forêt de contenus sans grand intérêt. Vouloir créer des Netflix de la formation signifie dépenser des sommes extrêmement importantes en achat et production de contenu. Il faudrait pour cela produire en permanence du contenu frais, pour tenir en haleine un public passif de consommateurs. Ainsi Netflix a du payer 100 millions de dollars en 2019 à Warner contre 30 millions en 2018 pour diffuser Friends. Et selon cet article, 40% des abonnés Netflix ne s’abonnent que pour consulter du contenu produit par d’autres studios, qui pourraient le retirer et le mettre sur leur propre plateforme.
Il est plus valorisant de se comparer à un standard de l’innovation qu’est Netflix que de regarder en face ses propres problèmes. La réalité est que la majorité des plateformes d’apprentissage digitales sont très loin des standards de Netflix. Plutôt que de promettre la lune, et si on commençait par avoir une version mobile de qualité ? Une page d’accueil digne de ce nom ? Une expérience apprenant fluide et simple ? Un SSO propre ? L’écart entre ce qui est annoncé et ce qui est vécu par les apprenants est énorme vecteur de démotivation dans la formation en entreprise. Trop de communication pourrait tuer la poule dans l’oeuf et démotiver des apprenants qu’il est de plus en plus difficile d’engager. Ce dont les apprenants ont besoin au XXIème siècle n’est pas – en tout cas pas encore – d’un Netflix de la formation. Ils ont besoin d’apprendre à réfléchir à leur employabilité et leurs compétences. Ils ont besoin de plateformes d’apprentissage simples et ergonomiques, correspondant aux standards du web. Et ils ont besoin d’accompagnement humain et concret.
Si Netflix est incontestablement une source d’inspiration pour tous les fournisseurs de solutions pédagogiques comme LearnAssembly, il s’agit bien d’une source d’inspiration et non d’un modèle. D’autant plus que Netflix n’a jamais gagné un euro et va souffrir dans les prochaines années en raison de l’entrée sur le marché de Disney.
Revenons à Aristote. Dans “l’Ethique à Nicomaque”, la sage grec affirme que l’analogie n’est pas une métaphore, mais bien une relation de stricte égalité entre deux quatre objets. Qu’aurait pensé Aristote des Netflix de la formation ?